Depuis sa présence au gouvernement impérial, Erasmus ne faisait que passer une fois par semaine, le dernier jour, dans son bureau de l’Hôtel Tydrius.
Par soucis d’éthique, détestant la connivence des entreprises avec l’Etat, il avait délégué ses responsabilités à son fidèle directeur-général, un homme jeune et brillant, mais austère et réservé, comblant parfaitement les attentes de son supérieur.
Toutefois, Erasmus tenait au dernier privilège qui consistait à ouvrir son propre courrier et le lire paisiblement sur un fauteuil en cuir placé à proximité d’une fenêtre.
Il n’avait jamais manqué ce rituel, même malade, et le destin fit qu’aucun évènement extérieur malheureux ne vint jamais l’empêcher de l’accomplir.
En cette fraiche matinée, Erasmus venait à peine de décacheter sa première lettre à l’aide de sa lame en platine préférée qu’un bruit sourd retentit à plusieurs reprises contre la porte capitonnée entrebâillée.
- « Entrez. » dit-il en déposant la missive.
Un homme en gilet noir et pantalon gris, l’un de ses assistants, fit soudainement irruption et d’un pas rapide vint déposer un journal à côté du Président.
- « Celui de ce matin, monsieur. » dit-il d’une voix contenue.
- « Eh bien quoi, André, ne voyez-vous pas que j’ouvre mon courrier ? »
- « Mes excuses, monsieur, mais j’ai pensé que l’article principal vous intéresserait grandement. »
- « Grandement ? » pensa Erasmus. André étant un travailleur chevronné et sérieux, il ne vit aucun raison de douter de lui et agrippa le journal, puis le déplia, tandis que son assistant venait déjà de s’éclipser sans bruit.
Le vieil homme réajusta ses lorgnons, mais la manœuvre était inutile.
Le titre, en très larges lettres, laissa Erasmus un moment interloqué :
« SCANDALE AU GOUVERNEMENT : LA QUESTION SYISTE »
Peut-être par reflexe instinctif, le Président jeta un bref coup d’œil au-delà de la vitre, sur la Place de la Bourse, comme redoutant d’hypothétiques combats et révoltes de rues que pouvaient provoquer une telle annonce tonitruante.
Il hésita, car le titre aurait affolé les censeurs s’il avait s’agit d’un journal autorisé : celui-ci ne l’était pas, sa circulation était donc illégale.
Mais, finalement, il entreprit la lecture entière de l’article qui prenait une bonne partie de ce canard.
La dernière ligne achevée, Erasmus expira longuement, posant le journal replié sur ses genoux.
Que penser ?
Un mélange de colère et d’incompréhension faisait tiquer son pied gauche, dont le talon frappait frénétiquement le tapis alaïeniens.
Il extirpa sa pensée de l’extrait grossier et insultant de L'Intransigeant, journal ultra-impérialiste, incorporé dans l’éditorial pour repenser à la lettre du Grand-Pontife terminant l’article.
L’estime qu’il avait pour cet homme n’en était que renforcée, et il osa un très léger sourire satisfait.
Mais une éventualité inquiétante surgit tout à coup : se pourrait-il que l’affaire déborde sur lui ?
Très peu d’individus s’avaient que le Secrétaire à l’Echiquier était un syiste pratiquant, mais si le bruit filtrait, les fanatiques et bruyants ultra-zorthodoxes pourraient bien réclamer sa tête à l’Empereur.
Erasmus Nerym, l’homme qui allait faire chuter l’Archichancelier Varsalance ?
Il ne connaissait que fort mal l’Empereur en dehors de ses entrevues gouvernementales, et rien ne disait qu’il accepterait de garder une telle épine dans son administration.
Cette perspective inquiéta assez Erasmus pour que, en homme responsable qu’il était, il ajourna pour la première fois de sa vie son rituel du courrier pour s’installer derrière son bureau et entamer la rédaction d’une lettre de démission.
Elle resterait sous clef, dormante, mais le Secrétaire serait prêt au cas où la situation dégénérerait de plus belle.