Qui va à la chasse...

Le Roi était fatigué de toujours devoir travailler ardemment sur l'ensemble de ces dossiers. Ah certes, depuis qu'il avait renvoyé le Kanzler (Chancelier), le voilà libre de toutes entraves, tentant de régner en monarque absolu sur un Royaume, plutôt décentralisé néanmoins. Il tentait de faire de l'Eurone une véritable Nation qui rebuterait les Gélèbrois à toute tentative hégémonique et unificatrice. Or, on lui avait mille fois répété que ce terme de "Nation" faisait très, trop, belondaure. Mais peu importait en l'état. En effet, il fallait assurer sa souveraineté sur l'Eurone et celle-ci passait par l'indépendance absolue du Royaume, et s'il fallait constituer une Nation euronéenne pour y parvenir, peu importait.

Il avait pris de nombreuses mesures visant à favoriser le négoce et l'agriculture au sein du Royaume, le problème étant que le rétablissement des anciens privilèges pouvaient parfois grandement les gêner. Mais il se refusait à détruire ce qu'il estimait être à la base de sa légitimité et de son pouvoir. Surtout, les forts droits de douanes prohibitifs exercés par les Belondaures le privait du marché le plus riche et le plus peuplé d'Occident. Pas totalement certes, mais il était évident qu'il devenait difficile de concurrencer les agriculteurs et commerçants belondaures avec de tels handicaps. Ceci l'avait poussé à refuser toute alliance avec les Belondaures et à chercher dans son propre pays une épouse.

Il avait fixé son choix sur une belle fille d'un Duc, de seize ans, aux formes et aux courbes généreuses, issue d'une mère ayant par sept fois engendré, laissant supposer que la fille sera aussi fertile. Elle devait arriver dans deux jours et il était impatient de pouvoir y goûter. Se délasser avec les courtisanes, plus attirées par les avantages qu'il pourrait lui offrir étant Roi et qu'il connaissait depuis sa plus tendre enfance ne l'amusait plus trop. Toutes manquaient de la fraîcheur, du naturel qu'il attendait, celles-ci ayant déjà connu trop d'hommes, ayant déjà trop servi. Il voulait connaître la naïveté, l'insouciance, l'innocence de sa future épouse, à l'hymen intact.

Autre sujet qui l'agaçait profondément était les finances de l'État. Le fait de ne pouvoir toucher aux privilèges des différents corps de la Nation était un véritable casse-tête car la fiscalité s'en faisait beaucoup ressentir. En effet, les serfs et paysans contribuaient déjà tellement au trésor royal qu'il ne pouvait leur demander plus ; alors que la noblesse, le clergé, nombre de corporations des villes, et tant d'autres corps privilégiés ne payaient rien ou très peu. L'injustice fiscale était énorme et grevait les finances du Royaume. Nombre de ces conseillers et secrétaires d'État lui conseillait de convoquer les Etats Généraux, mais il s'y refusait. Il avait souvenir de la Grande Révolution belondaure qui avait débuté ainsi au Belondor.

Il voulait chasser. Voilà longtemps qu'il n'avait pas senti le souffle du vente, entendu le râle des chevaux galopant et leurs sabots frappant de leurs fers le sol laissé à l'état sauvage dans les forêts qui entourent Raulme. Il voulait pouvoir tuer, assouvir sa soif d'épuisement et d'effort physique afin de se sentir mieux et plus à même de trouver des solutions, l'esprit se vidant. Il voulait oublier l'exil de son frère, puis son suicide, un aveu quant à l'empoisonnement de leur père pensa Lothar III. Il voulait également oublier le suicide de sa sœur qui avait suivi, elle qui aimait secrètement son frère depuis des années et avait entretenu une relation charnelle avec celui-ci. Il voulait également oublier les conflits avec l'Eglise qui se refusait à accorder les sacrements officiels à des suicidés. Il voulait oublier que son héritier sur le trône n'était plus que son oncle de soixante-cinq ans, malade, libéral qui plus est, admiratif du Belondor, quelque peu fou, souvent gâteux.

Voilà une heure qu'il chassait en ce 31 janvier. Mais il avait perdu trace du sanglier. Et à dire vrai, il avait également semé son escorte et tous ceux censés l'accompagner dans cette battue. Trop lents, pas assez réactifs pour lui et son cheval, le plus rapide et endurant du Royaume, si ce n'est d'Occident. Là. Il l'entendait. Un bruit dans ces fourrés. Puis, d'un coup, une ombre massive. Le sanglier tentait de fuir vers le nord-est reprenant le chemin du château. Mais, le Roi était bien décidé à l'avoir. Il se mit à le poursuivre à bride abattue, poussant son cheval à donner ce qu'il lui restait d'énergie. Le pistolet à la main, il était prêt à faire feu.

Puis, brusquement il s'effondra au sol. Le cheval s'était cabré puis avait chuté en voyait apparaître face à lui un simple écureuil. Il avait pris peur et était retombé sur le Roi à terre. Reprenant les esprits, le Roi regarda de tous les côtés afin de voir si quelqu'un pouvait l'aider. En effet, son cheval semblait s'être cassé une patte et ne parvenait pas à se relever. Personne. Un bruit de course se faisait entendre. Intrigué car les pas ne semblaient pas humains, le Roi tourna la tête et vit le sanglier courir vers lui, visiblement énervé et apparemment vengeur d'avoir ainsi été traqué. Le Roi voulu alors prendre son pistolet et tirer contre celui-ci, mais il ne parvint pas à l'atteindre.

« Majesté ! » Le Roi entendait les suivants qui l'appelait. Là, tout au bout de son champ de vision, à cent cinquante mètres. « Il n'y arriveront pas », se dit le Roi de suite. Le sanglier n'était plus qu'à vingt mètres et c'était à coup sûr la mort qui l'attendait. Puis, un bruit sourd, deux bruits sourds, puis trois, puis quatre. Les chasseurs de l'escorte tiraient sur le sanglier et l'atteignait alors qu'il était à moins de cinq mètres. « Je suis sauvé », pensa le Roi. Le sanglier s'effondra, titubant.

- Aaahh...

En s'effondrant, le sanglier transperça de ses défenses le cœur du Roi, qui mourut sur le coup. Finalement, il ne fut pas sauvé. Ainsi, va la vie, jusqu'à la mort. Qui va à la chasse, perd sa place.

Charles, Comte de Beipzag, était bien trop âgé, trop. Ses soixante-cinq printemps étaient de trop pour mener à bien sa mission. Ses épreuves de la vie également. N'avait-il pas perdu deux de ses enfants quelques semaines avant sa naissance, Frédéric il y a trente-neuf ans et Armelle il y a trente-huit ans ? N'avait-il pas perdu son fils aîné lors de la Guerre de la Ligue d'Augsbourg ? N'avait-il pas encore perdu tant de neveux, nièces, frères et sœurs depuis toutes ces années ? Cela était de trop. Voir son neveu, devenu Roi d'Eurone sous le nom de Lothar III, étendu sur son lit, mort, transpercé en plein cœur, pâle et les yeux ouverts sans vie... il ne pouvait le supporter.

Il n'arrivait plus à se baisser, il n'arrivait plus à s'habiller seul et chaque matin, ses valets et domestiques mettaient plus d'une heure et demi pour le vêtir, séances qui se révélaient être une véritable torture. Le plus souvent il se déplaçait même dans sa chaise roulante. Il y était assis justement pendant qu'il dévisageait son neveu désormais décédé. Que pouvait-il faire face à la mort, lui qui n'aurait jamais dû parvenir au pouvoir ? Absolument rien. Il n'était qu'un homme bien que désormais Roi, et justement son statut monarchique ne le rendait que plus soumis au pouvoir de Dieu, lequel pouvait décider d'un moment à l'autre de reprendre une vie ne serait-ce que pour montrer qui était le maître, qui était divin. Qu'il était Dieu.

- Le Roi est mort, c'est une certitude, dit le médecin.
- Que le Seigneur l'accueille en son sein, lui répondit en écho le prêtre.

Dans tous les salons, dans tous les couloirs, dans l'antichambre de la chambre royale, les courtisans se répétaient la chose. Puis, le silence revint, assourdissant. tous les regards étaient tournés vers le Roi. Non, pas le Roi mort. Le nouveau Roi, bien vivant, à défaut d'être très vif.

- Vive le Roi ! Vive le Roi ! Le Roi est mort, vive le Roi Charles VII ! Vive Charles VII !

Le Roi Charles VII sourit quelques instants alors que chacun lui adressait ses compliments. Il connaissait peu ou prou l'état du pays et il n'était pas d'humeur à rire. Les finances du Royaume étaient vides : il n'y aurait pas de sacre ni de festivités superflues afin de ne pas les grever encore plus... et puis, il ne s'en sentait pas la force. Enfin, il n'avait pas d'héritier et il était certain qu'il allait devoir le choisir dans son testament. Il n'avait que deux choix possibles : un Temararien, Zorthodoxe, fils de l'Empereur des Belondaures, haï par toute la Germanie car héritiers de la Grande Révolution ; ou un Siekmaringen, Syiste, fils du Roi de Gélèbre, également haï de par les prétentions pangermanistes que la Gélèbre exprimait en permanence en matière de politique étrangère. Choisir le Belondaure provoquerait l'ire de la Gélèbre qui refuserait à coup sûr qu'un héritier de la Grande Révolution monte sur le trône d'Eurone, un trône germain. Choisir le Gélèbrois serait vécu comme un outrage par les Belondaures, lesquels y verraient certainement les prémices de l'unité germaine qu'ils redoutent tant. En un mot comme en tant autres... quoi qu'il fasse, quel que fut son choix, il allait déclencher une nouvelle guerre en Occident.