Le Vicomte de Razard marchait d'un pas rapide en cette belle et chaude journée d'été dans les rues de la Capitale. Il était quasiment dix-huit heures et il lui restait une chose à faire. Les gens ne faisaient pas attention à lui, ils paraissaient même sereins, rassérénés comme l'on dit dans ces cas-là. Une hypothèque avait été levée. Le doute terminé, ils voyaient l'avenir plus clairement, sûr de leur force... Et malheureusement, le Vicomte de Razard n'était pas de ceux-ci, en tant que républicain. En effet, il aurait espéré que les Belondaures rejettent l'Empire, qu'ils lui disent clairement qu'ils ne souhaitaient plus de la Démocratie Impériale. Il avait cru, comme tant d'autres avec lui, qu'ils étaient las de ce mode de gouvernement, qu'ils souhaitaient autre chose... Mais visiblement il se trompait. En effet, à plus de 80% ils avaient soutenu le régime en place et avaient confirmé cette confiance dans celui-ci aux législatives qui avaient suivi. En réalité les Belondaures ne semblaient pas opposés à la Démocratie Impériale. Ils y semblaient même plutôt favorables... ils espéraient simplement quelques changements, plus de souplesse, de libertés...
Et en cette fin d'Izaleninel, le 38 exactement, le Vicomte de Razard marchait donc d'un pas pressé à dix-huit heures. Il avait bu un café tel qu'il les aimait au Café de l'Espoir, qu'il aimait également, à l'angle de la rue Belpoint et de l'Avenue Amezzianel. Son café était tel qu'il l'en avait pris l'habitude : serré, deux sucres avec de la cannelle et deux biscuits secs. Le Vicomte avait des goûts simples... et il estimait que ceci était normal lorsque l'on prétendait représenter des gens simples. Il aimait ce Café de l'Espoir, peut-être était-ce le nom mais il reprenait goût à la vie en ces lieux et se sentait capable de réussir toutes les missions qu'il s'était assignées. Il aimait lire son journal assis tranquillement, sur la terrasse... c'est que l'été approchait et cela se sentait. Nous étions en plein dans le printemps et il était fringant. Il faisait chaud, avec une légère brise agréable : un temps parfait. Et en lisant son journal, le Vicomte prenait du plaisir... mais de moins en moins. Il se rendait compte que le Code de la Presse, qui avait objectivement libéralisé le régime de ce moyen de communication, avait permis la floraison de nouveaux quotidiens, hebdomadaires et mensuels, mais tous n'étaient pas de l'opposition, et surtout ceux de l'opposition étaient bien mièvres, trop conciliants avec le pouvoir. Il s'en rendait compte chaque jour en lisant "L'Orient", un journal socialiste, qui se mettait à louer par moment la politique sociale de l'Empereur ! Quelle honte, se disait le Vicomte... Il allait résilier son abonnement... Peut-être était-ce le temps de lui-même finaliser la création de son journal avec le jeune Gainotus... Oui, très certainement.
C'est ainsi que le Vicomte de Razard marchait d'un pas pressé à dix-huit heures dans les rues d'Elbêröhnit... Il savait qu'il trouverait au 13, rue du Four, le petit hôtel particulier où se rassemblaient les républicains et socialistes en tout genre, Antonius Gainotus. Celui-ci y était en permanence depuis le plébiscite, prostré dans un mutisme profond. Il ne parlait plus, même lors de conversations de salon, il ne participait plus. Il aurait disparu du Belondor qu'il n'y aurait eu aucune différence. C'était le moment de le réveiller aux yeux du Vicomte...
Quelques minutes plus tard, il arriva au lieu où il souhaitait se rendre. Il salua ses camarades radicaux et socialistes puis prit l'escalier afin de monter jusqu'au troisième étage. Là, il y trouva Antonius Gainotus, comme d'habitude rêveur, inactif, pensif, ne faisant rien... Il était abasourdi, il manquait d'énergie, de vitalité. Lorsque le Vicomte de Razard rentra dans la pièce au fond du couloir, il le fit accoudé au mur de la fenêtre regardant dehors, alors qu'il lui lançait un vague et faible "bonjour Vicomte"... C'en fut trop pour ce dernier :
- Bon sang ! Bougez-vous Gainotus ! Réveillez-vous ! Vous n'êtes plus présent depuis deux mois ! Vous êtes atone, inactif, paresseux... Allons donc !
J'ai un projet qui va vous bouger, vous donner de l'énergie, vous remettre d'aplomb. Il est temps que nous fondions notre journal, "La Réforme". C'est vital pour le Belondor, la liberté et la démocratie... quand on voit l'état de notre presse...